jeudi 18 juillet 2013

Le crime était plus que parfait







Le passage de la rue Rimbaud à la rue Rougeot, ce soir, comme chaque soir, jaunissait paisiblement sous le grésillement patient des lampadaires.

Balla, le pas pressé et la carcasse brûlante, dérivait de rues en rues, en quête d'une proie humaine où planter son couteau. Cela faisait plusieurs nuits que cela le démangeait, et il était qui plus est presque à sec sur ses très vitales rations d'alcool. Il lui fallait se ravitailler à la source fraîche, dans les poches pleines d'un homme errant nocturnement.

Balla, et ce n'était pas la moindre de ses qualités, était d'une conscience professionnelle à peu d'égal. En toutes choses, c'est à contrecœur qu'il se contentait de la perfection. Il était une sorte d'ouvrier miraculé du crime, étant cent fois passé entre les gouttes de la justice des hommes, et il contemplait dans sa fièvre la longue série de crimes parfaits dont il s'était rendu coupable en quelques dix-sept années d'activités crapuleuses. Il n'en retirait aucune fierté - modestie d'artisan - mais en avait acquis une expérience certaine, et une exigence sans cesse redoublée dans la qualité de son travail.

Alors que Balla arrivait à l'angle de la rue Rougeot, il entendit les pas lointains de Paul, jeune étudiant truffé d'arrière-pensées d'agneau, la tête comme gondolée de celles-ci, le cœur tiède et doux. Il avait la démarche chaloupée, le jean trop court et les cheveux trop longs. La proie idéale. Balla avala une lampée de sa fiole métallique en s'arrêtant quelques instants. Il n'y avait pas un chat dans les environs, constata-t-il. Avant de se raviser : il y avait en fait un chat, un gros vieux matou grisâtre à crinière poivrée, niché contre un grand container, et qui finissait modestement sa vie, de petites chasses paresseuses en siestes méritées.

Toutes les conditions étaient réunies. Un frêle jeune homme à saigner consciencieusement, une ruelle presque déserte et mal éclairée, un ciel étoilé. Excellentes conditions météorologiques, de plus. Ravi d'un tel alignement de la fortune, Balla cacha alors sa grande silhouette noire tout en lenteur gracieuse, dans les ombres du grand container, et termina d'une gorgée bien raide sa fiole familière. Le chat lui ronronnait aux chevilles en candide, levant fraternellement ses vieux yeux mélancoliques, inconscient des funèbres desseins du colosse fiévreux.

Quand Paul passa la rue Rougeot, il fut cinglé au col par Balla en un éclair, plaqué au sol, et percé au cou le temps d'une ellipse sanglante. Balla lui maintenait la bouche close avec ses grandes mains cuirassées, et l'agonie du jeune homme ne dura guère plus qu'un long cauchemar, sans qu'un gémissement ne fut émis. Il périt finalement après quelques hoquets, dans un silence de mort.

Balla, un peu essoufflé, se maintenait, les yeux exorbités comme deux ballons, dans l'ombre du grand container, l'oreille aux aguets, dans l'attente du moindre égaré indiscret. Mais personne ne vint. Il laissa passer quelques minutes prudentes, puis dépouilla le pauvre mort des quelques cinquante euros qu'il avait sur lui, avec le calme de l'habitude. Maigre larcin, se dit-il, mais qui suffirait amplement au remplissage de quelques fioles.

Balla, et c’était un point d’honneur pour lui, devait maintenant bien s'assurer que nul témoin ne fut dans le champ du crime, ni de près, ni de loin, qui viendrait gâcher une si belle nuit laborieuse. Il avait depuis peu une tenace douleur inhabituelle à la tempe gauche, qui agrémentait sa fièvre. Il arpenta, en vacillant un peu, la rue dans les deux sens, et à chaque extrémité s'arrêta quelques instants, huma l'air et tendit son immense oreille. L'immobilité de cette nuit était surprenante. L'air n'était qu'un flottement, et le silence semblait grésiller à force de n'être pas troublé.

Balla, fatigué par une longue journée de labeur méticuleux, s'apprêtait à quitter les lieux, quand, fidèle à son perfectionnisme, et troublé par ses maux de tête de plus en plus insistants, il fut pris d'une étrange crainte. Le chat avait tout vu. Aussi fallait-il qu'il disparaisse, se dit-il en clignant douloureusement ses yeux bien rouges. Alors, il taquina sa longue langue jusqu'à en faire jaillir de curieux petits sons amicaux en direction du vieux félin, qui ronronnait toujours impassiblement. C'est en sifflotant qu'il s'approcha du chat jusqu'à le saisir par le cou, qu'il trancha tout net d’un geste expert qu'aucun boucher n'aurait renié. La pauvre bête grinçait de douleur, en un minuscule ricanement élégiaque, presque sans un bruit, et il expia dans un dernier soupir le peu qu'il lui restait de vie. Balla le déposa lentement sur le trottoir avec une sorte de piété pour sa malheureuse dépouille, dans un mouvement très ample, non dénué de pitié. L'assassin respirait fébrilement, déployant sa vaste poitrine dans l’air frais du printemps. Il était soudain très agité, comme un poisson trempé vif dans quelque huile bouillante.

Son œil roulait de petites boucles lancinantes, un drôle de cyclone malade, et son cerveau semblait tambouriner dans sa caboche comme dans une étrange machine à laver. Son cœur battait bien trop vite, et ses yeux le brûlaient. Il avait sans doute trop bu, chose qu’il s’interdisait de faire ordinairement pendant le service. Essoufflé, rouge comme un gorille flambé, il tituba contre le container. C’est au comble de sa fièvre qu’il prit la décision de parachever son crime, d’en assurer la très parfaite exécution, pour ne pas faire défaut à sa légendaire conscience professionnelle. Car, comme il venait de se le figurer en son crâne boueux, à compte honnête, il restait encore un dernier témoin. Balla, en effet, avait lui aussi tout vu. Il connaissait les moindres détails de son crime, le moindre fragment de motif, le moindre recoin de psychologie de sa meurtrière personne. Il était devenu, dans son esprit troublé, le plus gênant des témoins. Dans un mouvement d'exigence folle, il se laissa tomber lourdement au pied du container, comme foudroyé par le devoir. De drôles de rythmes lui battaient la tempe, comme de courts mantras alcoolisés. Il saisit alors lentement son long couteau rutilant, et dans un tressaillement flou se le planta au cou. Alors, Il s’étouffait dans un atroce glouglou, à deux pas de ses victimes. C'est non sans une certaine satisfaction pour le travail fait, et bien fait, qu'il se vidait de son sang aromatisé au whisky, en un petit lac luisant. Son ruisseau d'agonie s'écoulait sans douleur, tant il était hagard d'alcool.

Quelques minutes passèrent. L’œil vide sur le goudron poudreux, Balla remarqua alors une toute petite ombre. Un cafard dodu, s'était arrêté à quelques centimètres de lui, et il était manifeste qu'il l'observait avec défi. Balla, dans un dernier geste las, leva le poing comme pour l'écraser, mais l'insecte se déplaça de quelques centimètres. Balla, en laissant péniblement retomber son bras, soupira, puis, juste avant de rendre l'âme, chuchota ces quelques mots, de ses lèvres coulantes : "tout est à refaire".