mercredi 28 décembre 2011

Drôle de monde



Jean Boyer se leva à dix heures précises, réveillé par le bruit du GPS, qui lui demandait ce matin de tourner à gauche après le feu. Un peu interloqué - il ne voyait guère de feu - il comprit néanmoins, non sans une certaine reconnaissance, que le GPS venait de lui indiquer le chemin le plus court vers le frigidaire. Aussi il s'exécuta en souriant et passant devant sa télévision soixante-treize neuvième (beau bijou signé Philips qui occupait tout un couloir et qui présentait simultanément toutes les chaînes hertziennes) se dirigea vers sa cuisine tout à fait au bout du couloir à gauche. Il s'installa sur sa petite tablette jaune au bout de son tabouret en métal brossé.


Il ouvrit le journal du matin et fut très surpris de constater que l'article consacré à l'allocution du président de la République, qui entre autres choses, commémorait les trente ans ans de la fête du Rythme, était très centré sur la politique intérieure. Le journal titrait, citant le président, "mon cerveau est plus moderne que le vôtre". Le président s'en était pris avec fermeté et violence aux petites associations de quartier qu'il jugeait trop décentralisés. Dans un élan jugé  gaullien par le journaliste politique, il avait même déclaré avec une certaine emphase que "les associations de quartier devraient toutes aller se faire voir !", déclaration qui ne manqua pas d'être applaudie par une foule en délire, droguée à l'applauine dès l'entrée du meeting. Le président, ancien dealer repenti, qui était aussi passé par le milieu du free fighting était un sacré bonhomme. Il avait été le premier président anarchiste. Il s'était emparé du pouvoir en 2065, dans un coup d'état que ni les voyantes, ni les politologues n'avaient vu venir. Le GPS indiquait maintenant cent kilomètres/heure, ce qui sur le coup surpris quelque peu Jean, mais après tout, il lui avait toujours semblé qu'il était "bien speed" le matin. Il entreprit, comme tous les matins, de se préparer un petit Café-malabar. "Un nouveau paquet !" s'écria-t-il, soudain excité comme une puce. Il l'ouvrit avec grande précaution, en prenant grand soin de ne pas tirer trop fort sur la petite languette rose du paquet noir. Il plongea alors sa main avec introspection dans les petites perles noires et roses et se glaçant soudain, comme pris d'un effroi paralysant, ouvrant des yeux immenses,il s'écria "Oh putain ! Juste celui qui manquait à ma collection !". Dans un grand mouvement, il sortit sa main fermée du paquet de café, en renversant la moitié sur le sol. Il tremblait de jubilation. Dans un rictus de fascination un peu penché, il ouvrit sa paume, les yeux éberlués, et découvrit une petite figurine de Pikachu en plastique peint. La tension retomba vite - il fallait qu'il se prépare pour le travail - et il rangea sa petite nouvelle parmi les autres, bien en évidence, tout fier tout de même.

Ah, la France avait bien changé depuis le début du 21ème siècle. Une révolution facebook avait renversé le pouvoir pacifiquement en 2057. Jean Boyer n'avait pas manqué de cliquer sur "j'aime" avec ses deux comptes facebook, dont l'un était réserve aux bonnes œuvres. Les libertés individuelles avaient alors enfin pris toute leur place, c'est-à-dire toute la place, ce qui ravissait Jean. Le taux de suicide, comble naturel de l'individualisme global, atteignait des records chez les jeunes enfants, ce qui était plutôt signe de bonne santé de la société, de l'avis général. Les parents le disaient très bien : "Aussi triste que cela soit, mon fils s'est suicidé pour bien montrer qu'il était libre. C'est une tragédie, nous l'admettons volontiers, mais, sans espérer qu'il serve d'exemple, nous voulons souligner sa bonne volonté. Il n'aimait pas la vie, nous le signala dès son premier débriefing existentiel, à sept ans, et nous ne pûmes que l'accepter humblement avec tout l'amour que nous lui portions". Et pour conclure, d'ajouter "comme on dit, respect intégral." Les enterrements ne coûtaient pas trop cher vu la taille des cercueils, et l'on pouvait même caser deux suicidés dans le même emplacement à mort, avec des tarifs de groupe adaptés aux familles, voire aux amis suicidés ensemble, mais aussi des réductions préférentielles de fidélisation et autres procédés de juste concurrence.

Pour compenser, naturellement, on copulait pas mal, et, pour employer la très précise codification du Livre des Lois, comme des lapins hygiéniques.("Vous copulerez comme des lapins hygiéniques, qui forniquent dans l'allégresse et la sainte propreté, et alors il pleuvra sur la France des trombes de nouveaux-nés, pour que la Déesse Société vive et perdure éternellement. Et vous toucherez le pactole après votre sixième enfant"). Il fallait en effet pour toucher les allocations intégrales, élégamment suggérées par l'expression "le pactole" dans le Livre des Lois, au moins six enfants. Les grandes familles avaient pour fonction de huiler les turbines du marché du travail, et de galvaniser l'innervation de la société, de lui injecter du sang neuf et frais, de nouvelles idées (qui donnaient toujours lieu à de nouveaux concepts publicitaires et à de nouveaux produits). On avait néanmoins remarqué que les nouvelles idées manquaient un peu, et que tout semblait, à chaque nouvelle tournée de bambin, tourner vers le jeu, le sexe (l'âge de la majorité sexuelle avait été abaissé à 9 ans en 2048), le spectacle, en un seul mot cardinal : "le fun".  On se disait que "vox populi, vox dei", et que la chose ne manquait pas de piquant. Et puis finalement, la création de produit se passait très bien de nouvelles idées. Le concept régnait en maître mot, littéralement partout. Un tee-shirt marqué d'un "Viva Baudelaire", pouvait devenir très "fashion" un jour, et le lendemain un tee-shirt "Hello Kitty" vintage le supplantait. La démocratie radicalement démocratique et de marché marchait donc sur ses deux pattes : une belle valse de suicides-très-libres et de natalité-dingue, comme en renflouement permanent des comptes déficitaires de la démographie française. Jamais le bateau-France ne prendrait l'eau avec la politique nataliste de fer du gouvernement, se disait Jean Boyer. Et il avait sans doute raison.


Un mouvement de grève, encouragé par le gouvernement, se continuait tranquillement, sans heurt depuis le 22 mai 2060. Le slogan ces derniers temps était "A bas jour !, à bas jour !", ce qui selon ses propres dires ravissait le président. Bien qu'elle n'était plus très sûre des revendications - depuis le temps ! - la population était généralement assez favorable au mouvement, malgré les dizaines de morts qu'il provoquait. Le Ministre de l'antidémocratisme, cette opposition gentiment sous contrôle central, appuyait certaines des rares revendications encore audibles. Notamment celle du FUN, le Front Unilatéralement Nationaliste, qui désirait le retour du Roi de France, ce qui avait au moins le mérite, de l'avis général, de bien faire rire les citoyens. On savait en effet, et le FUN le premier, qu'une telle chose n'arriverait pas. Aussi, à cette douce pensée de l'éternité de la société démocratico-démocratique Jean Boyer, s'apprêtant à passer pour une journée encore,
plus de temps dans les embouteillages qu'au travail, prit sa petite valise rose, mit son petit chapeau melon jaune, et s'apprêta à pénétrer dans sa petite voiture verte. Il claqua une dernière bulle de café, mit ses chaussures et sifflota, encore sous les charmes de Pikachu, le générique de pokémon en se dirigeant vers la porte de sortie, magnifiquement ornée d'une reproduction pop art de "L'origine du monde" de Courbet.