jeudi 18 juillet 2013

Le crime était plus que parfait







Le passage de la rue Rimbaud à la rue Rougeot, ce soir, comme chaque soir, jaunissait paisiblement sous le grésillement patient des lampadaires.

Balla, le pas pressé et la carcasse brûlante, dérivait de rues en rues, en quête d'une proie humaine où planter son couteau. Cela faisait plusieurs nuits que cela le démangeait, et il était qui plus est presque à sec sur ses très vitales rations d'alcool. Il lui fallait se ravitailler à la source fraîche, dans les poches pleines d'un homme errant nocturnement.

Balla, et ce n'était pas la moindre de ses qualités, était d'une conscience professionnelle à peu d'égal. En toutes choses, c'est à contrecœur qu'il se contentait de la perfection. Il était une sorte d'ouvrier miraculé du crime, étant cent fois passé entre les gouttes de la justice des hommes, et il contemplait dans sa fièvre la longue série de crimes parfaits dont il s'était rendu coupable en quelques dix-sept années d'activités crapuleuses. Il n'en retirait aucune fierté - modestie d'artisan - mais en avait acquis une expérience certaine, et une exigence sans cesse redoublée dans la qualité de son travail.

Alors que Balla arrivait à l'angle de la rue Rougeot, il entendit les pas lointains de Paul, jeune étudiant truffé d'arrière-pensées d'agneau, la tête comme gondolée de celles-ci, le cœur tiède et doux. Il avait la démarche chaloupée, le jean trop court et les cheveux trop longs. La proie idéale. Balla avala une lampée de sa fiole métallique en s'arrêtant quelques instants. Il n'y avait pas un chat dans les environs, constata-t-il. Avant de se raviser : il y avait en fait un chat, un gros vieux matou grisâtre à crinière poivrée, niché contre un grand container, et qui finissait modestement sa vie, de petites chasses paresseuses en siestes méritées.

Toutes les conditions étaient réunies. Un frêle jeune homme à saigner consciencieusement, une ruelle presque déserte et mal éclairée, un ciel étoilé. Excellentes conditions météorologiques, de plus. Ravi d'un tel alignement de la fortune, Balla cacha alors sa grande silhouette noire tout en lenteur gracieuse, dans les ombres du grand container, et termina d'une gorgée bien raide sa fiole familière. Le chat lui ronronnait aux chevilles en candide, levant fraternellement ses vieux yeux mélancoliques, inconscient des funèbres desseins du colosse fiévreux.

Quand Paul passa la rue Rougeot, il fut cinglé au col par Balla en un éclair, plaqué au sol, et percé au cou le temps d'une ellipse sanglante. Balla lui maintenait la bouche close avec ses grandes mains cuirassées, et l'agonie du jeune homme ne dura guère plus qu'un long cauchemar, sans qu'un gémissement ne fut émis. Il périt finalement après quelques hoquets, dans un silence de mort.

Balla, un peu essoufflé, se maintenait, les yeux exorbités comme deux ballons, dans l'ombre du grand container, l'oreille aux aguets, dans l'attente du moindre égaré indiscret. Mais personne ne vint. Il laissa passer quelques minutes prudentes, puis dépouilla le pauvre mort des quelques cinquante euros qu'il avait sur lui, avec le calme de l'habitude. Maigre larcin, se dit-il, mais qui suffirait amplement au remplissage de quelques fioles.

Balla, et c’était un point d’honneur pour lui, devait maintenant bien s'assurer que nul témoin ne fut dans le champ du crime, ni de près, ni de loin, qui viendrait gâcher une si belle nuit laborieuse. Il avait depuis peu une tenace douleur inhabituelle à la tempe gauche, qui agrémentait sa fièvre. Il arpenta, en vacillant un peu, la rue dans les deux sens, et à chaque extrémité s'arrêta quelques instants, huma l'air et tendit son immense oreille. L'immobilité de cette nuit était surprenante. L'air n'était qu'un flottement, et le silence semblait grésiller à force de n'être pas troublé.

Balla, fatigué par une longue journée de labeur méticuleux, s'apprêtait à quitter les lieux, quand, fidèle à son perfectionnisme, et troublé par ses maux de tête de plus en plus insistants, il fut pris d'une étrange crainte. Le chat avait tout vu. Aussi fallait-il qu'il disparaisse, se dit-il en clignant douloureusement ses yeux bien rouges. Alors, il taquina sa longue langue jusqu'à en faire jaillir de curieux petits sons amicaux en direction du vieux félin, qui ronronnait toujours impassiblement. C'est en sifflotant qu'il s'approcha du chat jusqu'à le saisir par le cou, qu'il trancha tout net d’un geste expert qu'aucun boucher n'aurait renié. La pauvre bête grinçait de douleur, en un minuscule ricanement élégiaque, presque sans un bruit, et il expia dans un dernier soupir le peu qu'il lui restait de vie. Balla le déposa lentement sur le trottoir avec une sorte de piété pour sa malheureuse dépouille, dans un mouvement très ample, non dénué de pitié. L'assassin respirait fébrilement, déployant sa vaste poitrine dans l’air frais du printemps. Il était soudain très agité, comme un poisson trempé vif dans quelque huile bouillante.

Son œil roulait de petites boucles lancinantes, un drôle de cyclone malade, et son cerveau semblait tambouriner dans sa caboche comme dans une étrange machine à laver. Son cœur battait bien trop vite, et ses yeux le brûlaient. Il avait sans doute trop bu, chose qu’il s’interdisait de faire ordinairement pendant le service. Essoufflé, rouge comme un gorille flambé, il tituba contre le container. C’est au comble de sa fièvre qu’il prit la décision de parachever son crime, d’en assurer la très parfaite exécution, pour ne pas faire défaut à sa légendaire conscience professionnelle. Car, comme il venait de se le figurer en son crâne boueux, à compte honnête, il restait encore un dernier témoin. Balla, en effet, avait lui aussi tout vu. Il connaissait les moindres détails de son crime, le moindre fragment de motif, le moindre recoin de psychologie de sa meurtrière personne. Il était devenu, dans son esprit troublé, le plus gênant des témoins. Dans un mouvement d'exigence folle, il se laissa tomber lourdement au pied du container, comme foudroyé par le devoir. De drôles de rythmes lui battaient la tempe, comme de courts mantras alcoolisés. Il saisit alors lentement son long couteau rutilant, et dans un tressaillement flou se le planta au cou. Alors, Il s’étouffait dans un atroce glouglou, à deux pas de ses victimes. C'est non sans une certaine satisfaction pour le travail fait, et bien fait, qu'il se vidait de son sang aromatisé au whisky, en un petit lac luisant. Son ruisseau d'agonie s'écoulait sans douleur, tant il était hagard d'alcool.

Quelques minutes passèrent. L’œil vide sur le goudron poudreux, Balla remarqua alors une toute petite ombre. Un cafard dodu, s'était arrêté à quelques centimètres de lui, et il était manifeste qu'il l'observait avec défi. Balla, dans un dernier geste las, leva le poing comme pour l'écraser, mais l'insecte se déplaça de quelques centimètres. Balla, en laissant péniblement retomber son bras, soupira, puis, juste avant de rendre l'âme, chuchota ces quelques mots, de ses lèvres coulantes : "tout est à refaire".

mercredi 15 août 2012

Mamie D. - Moi, ma vie, ma vaisselle.



Fichier:Harpyje.jpg



Il traîne dans la tête de cette petite femme ronde comme d'étranges angles. Sa démarche de canard blessé vous arrache des pitiés. La géométrie de son intérieur, de ses murs, de ses habitudes, de sa vaisselle même, fait comme un labyrinthe pour invités égarés. Qui vit à sa convenance de marmotte grise, à l'abri de ses ardeurs-surprise ? Tout a chez elle sa place, et ses couloirs même résonnent à un drôle de diapason secret, tout tordu par la courbure de son âme. On ne les arpente qu'en rasant les murs, ces couloirs, de peur que ses épées biscornues en glaires de sang d'orgueil ne vous abattent à chaque pas de coté. Harpie, autoproclamée libertaire, elle se fait les ongles sur les libertés de ses convives, et joue des cordes sur leurs nerfs. Le nerf est élastique, mais il s'use à la longue. 

Assassine mégère, des cadavres d'ex-amis plein ses placards, elle se confesse un esprit milliaire de commandant général. Partout elle a l'oeil en mirador. Pas de chemins de traverses dans sa petite prison adorée. Au creux de ses montagnes splendides, une rare fontaine indulgente. L'écrin du huit clos fait comme un rêve en mirage. Au dedans bien au chaud qui bout, un cauchemar, comme un ogre dans sa grotte. 

Percluse d'impressions, paranoïaque comme un bunker assiégé, elle ne s'en laisse pas compter, et compte elle tout, de peur qu'on ne l'arnaque sur un grain de riz, ou une taie d'oreiller mal disposée. "Faites comme chez vous", dit son gros coeur hospitalier. Et d'ajouter, en marmonnant  entre deux glou-glou de sang noir, "mais plutôt comme chez moi". Un chapeau mal placé, une boite de thé entamée avec trop de désinvolture, et c'est le drame. Vos odieuses aises, qu'elle soupçonnait si bien, sont soudain démasqués dans une terreur glacée. C'est tempête pour un verre d'eau. On s'évite alors durablement, chacun revenant se nicher dans son quant-a-soi malaisé. 

Après quelques temps de guerre froide, voici venu la crise. C'est l'heure fatidique des explications. Discussion collégiale au salon des ombres. Dans son récit abscons tissé de bonne volonté elle soupçonnera la triste emprise du malentendu dans les contrariétés passés. Les malentendus ont bon dos et font de bon blanc-sein unilatéraux  Pourtant son coeur encore trésaillera en flots de sang sourd. Bien tardivement il débordera sur les côtes escarpés de son remord. Et l'on a les remords que l'on peut. Elle porte le sien bien haut, comme une parade à la gloire de son gros coeur. Comme Allah, elle estime que sa miséricorde a vaincu sa colère, certes un peu tardivement - et pour un temps seulement - mais "nul n'est parfait". Et puis les torts sont de toute manière partagés - surtout par les autres - ces envahisseurs invités qui n'espèrent que profiter d'elle. Elle se cauchemarde en bonne poire, quand on ne voit que ses dents hurlantes. En clotûre, elle vous prend dans ses bras ruisselants comme dans une tenaille bien réglée. Et tout repartira comme si de rien n' était dans la grosse routine mal huilée. 
Ah, elle a bien changé ces dernières années, comme elle le dit si souvent. Deux rides et une demi-goutte d'eau dans son vin, à compte honnête. Elle professe préférer les animaux aux hommes, qu'elle traite en effet pire que des chiens. Et elle traite les chiens même comme de la vermine à dédain. Sans doute préfère t-elle encore les plantes aux bêtes... En accord avec ses principes comme un prêtre pédophile, elle n'est pas à dix euros prêt, mais vous les exige quand même. C'est que Mamie D. est un peu aveugle quant il s'agit de se considérer. Le mirador a quelques angles morts. La tolérance est le grand credo de son catéchisme truqué, à la simple condition que l'on vive en clone exact de sa petite personne. L’auto-glorification en bandoulière  elle se portraiture volontiers en amie des libertés, l'ouverture d'esprit chevillée au corps. Son autoritarisme quotidien n'étouffe pas outre mesure son baratin. Ses bêlements d'originale et ses ricanements d'autosatisfaction troublent le doux silence de son village. On est pas sérieux quand on a soixante ans. Il faut bien que vieillesse se passe. Fût-elle toujours si vieille, d'ailleurs, elle l'ex-chouchou "indomptable" ? Rebelle de vitrine à la vérité, jubilant comme un caprice d'enfant, mais authentique chieuse.

Mamie D. ne sait pas nager, et ne s'approche jamais des grandes eaux. On se dit parfois que c'est une bonne occasion de perdu pour la noyade. C'est qu'on renierai presque son flegme chrétien devant ses assauts mal embouchés. Mamie D. n'aime pas les religions, et vous le fait savoir. Mamie D. a déshonoré le pardon et la charité. Même le Christ est en colère devant son âme de VRP-d'elle-même, mais cette marchande de son pauvre temple de corps n'en a cure, et est trop occupée à lui tendre sa carte de visite. "Mamie D. Haut de Saint-Jacques. Petit paradis. Hospitalité garantie". Mamie D. ne se voit pas. Mamie D. subit ses humeurs et s'enlise comme une mouche dans la crème. Ses amendements l'enfoncent, et ses retenues l'enferment. Mamie D. est une impasse où la pitié vient se perdre avec de petits sanglots. On l'enterrera avec sa vaisselle, en priant passablement pour son âme retorse.


mardi 17 juillet 2012

Rencontre avec le Système






ARTHUR BOULE -- Le Système doit périr !

LE SYSTÈME -- Je n'existe même pas !

ARTHUR BOULE -- Prouvez-le ! Votre supposée inexistence est l’astuce même de votre domination sinistre !

LE SYSTÈME -- Prouvez-moi que j'existe alors !

ARTHUR BOULE -- Moi, je vous vois. Ma voisine Charlotte me dit paranoïaque, elle dit qu'elle ne vous voit pas, que vous n'existez que dans mon imagination et ses débordements... Mais moi, je vous vois, aussi clairement que je vois mon visage dans une glace.

LE SYSTÈME -- Alors, dites-moi à quoi je ressemble, si vous me voyez d'évidence.

ARTHUR BOULE -- Ah oui, voilà une bonne idée. Là que je vous ai sous la main, je vais vous tirer le portrait. Voilà, mon appareil photo est en place. On ne se moquera plus de moi désormais. Yeti-mon-oeil, oui !

Arthur appuie sur le déclencheur de son petit appareil. Le cliché est décevant : une modeste valise, boursouflée de notes, avec une étiquette accrochée à un fil usé, où l'on peut lire :  "Ceci est un Système."

ARTHUR BOULE -- J'aurai juré que... Mais c'est d'un cartographe dont j'avais besoin, pas d'un appareil photo. Votre topologie est plus intéressante que vos troublants visages.

LE SYSTÈME -- Vous faites fausse route. Je ne suis qu'un mot-valise enflé de vos spéculations d'impuissant, voilà tout. Une légende urbaine tenace pour complotiste en bunker.

ARTHUR BOULE -- Vous mentez ! Vous mentez !

LE SYSTÈME -- Oh, naturellement, chacun a sa petite idée sur moi, vous comme les autres. Mais vos semblables n'arrivent jamais à se mettre d'accord. Où suis-je apparu pour la dernière fois ?

ARTHUR BOULE -- Partout, tout le temps !

LE SYSTÈME -- A quoi ressemblent les têtes pensantes de mon cerbère de gardien ?

ARTHUR BOULE  -- Je vais vous le dire...

LE SYSTÈME -- Ne suis-je pas bien plutôt la dernière invention des populistes paumés, toujours à la recherche de têtes neuves à couper pour faire tourner leurs boutiques de desespoir ? Vous ne pensez tout de même pas qu'une ample diaspora, issue de mon sang, domine un monde si vaste que le vôtre ? Qu'elle tire les ficelles de la Bourse ? Qu'elle tient d'une main avide les manettes de la Machine-Monde qui vous opprime tant ?

ARTHUR BOULE -- Moquez-vous ! Moquez-vous donc ! Mais sachez bien que nous vous détruirons, que vous existiez ou non ! L’humain respire à peine sous votre corset d’idéologies tarabiscotées. On étouffe sous votre règne, Système ! Que vous nous glissiez entre les mains ne prouve rien, ni n’assèche notre haine pour vous. Vous avez beau faire le fier à paradoxe, votre réalité n’en est pas moins certaine, à nos yeux d'esclaves !

LE SYSTÈME -- Oh vous m’ennuyez. Je n’existe pas plus que le Diable, ce pauvre diable, qui n’existe même pas.

ARTHUR BOULE  -- Il est exact que vous existez aussi peu que le Diable. Pour être exact, vous vous confondez avec lui, vous ne faites qu’un, le Diable est l'un de vos nombreux noms !

LE SYSTÈME -- Oh je vous en prie, la diabolisation est une vieille lubie pour gauchistes mal lunés. Pas de ça entre nous jeune homme. Vous êtes donc, vous, tout blanc, et moi tout noir ? Qui me dit que vous n'êtes pas vous même un agent de ce fameux Système que vous professer honnir...

ARTHUR BOULE  -- Jamais ! Je n’ai rien à voir avec vous !

LE SYSTÈME -- ...vous en avez la couleur, et votre coeur... jolie petite mécanique... qui palpite comme une horloge... qui irait à ravir dans mon grand assemblage...

ARTHUR BOULE  -- Vade retro Satanas ! Vous voilà confondu !

LE SYSTÈME -- Satanas... comme vous y allez... mon triste frère.... nous sommes si semblables pourtant. Votre rythmique molle épouse ma petite dialectique bien huilée... mes courants alternatifs sont au diapason de votre médiocrité... La girouette humaine va si bien avec mes délicates manigances...

ARTHUR BOULE -- Vous tombez le masque !

LE SYSTÈME -- A votre tour !

ARTHUR BOULE -- Je n’ai, moi, rien à cacher !

LE SYSTÈME -- Votre transparence vous honore... Les fantômes se suivent et se ressemblent... Je pourrais acheter votre âme tout de suite vous savez. Ca ne serait pas une première. Vous seriez même le trente six mille cinq-cent cinquante deuxième du jour, pour tout vous dire !

ARTHUR BOULE -- Je ne suis pas à vendre !

LE SYSTÈME -- Voyons ça !...

mercredi 28 décembre 2011

Drôle de monde



Jean Boyer se leva à dix heures précises, réveillé par le bruit du GPS, qui lui demandait ce matin de tourner à gauche après le feu. Un peu interloqué - il ne voyait guère de feu - il comprit néanmoins, non sans une certaine reconnaissance, que le GPS venait de lui indiquer le chemin le plus court vers le frigidaire. Aussi il s'exécuta en souriant et passant devant sa télévision soixante-treize neuvième (beau bijou signé Philips qui occupait tout un couloir et qui présentait simultanément toutes les chaînes hertziennes) se dirigea vers sa cuisine tout à fait au bout du couloir à gauche. Il s'installa sur sa petite tablette jaune au bout de son tabouret en métal brossé.


Il ouvrit le journal du matin et fut très surpris de constater que l'article consacré à l'allocution du président de la République, qui entre autres choses, commémorait les trente ans ans de la fête du Rythme, était très centré sur la politique intérieure. Le journal titrait, citant le président, "mon cerveau est plus moderne que le vôtre". Le président s'en était pris avec fermeté et violence aux petites associations de quartier qu'il jugeait trop décentralisés. Dans un élan jugé  gaullien par le journaliste politique, il avait même déclaré avec une certaine emphase que "les associations de quartier devraient toutes aller se faire voir !", déclaration qui ne manqua pas d'être applaudie par une foule en délire, droguée à l'applauine dès l'entrée du meeting. Le président, ancien dealer repenti, qui était aussi passé par le milieu du free fighting était un sacré bonhomme. Il avait été le premier président anarchiste. Il s'était emparé du pouvoir en 2065, dans un coup d'état que ni les voyantes, ni les politologues n'avaient vu venir. Le GPS indiquait maintenant cent kilomètres/heure, ce qui sur le coup surpris quelque peu Jean, mais après tout, il lui avait toujours semblé qu'il était "bien speed" le matin. Il entreprit, comme tous les matins, de se préparer un petit Café-malabar. "Un nouveau paquet !" s'écria-t-il, soudain excité comme une puce. Il l'ouvrit avec grande précaution, en prenant grand soin de ne pas tirer trop fort sur la petite languette rose du paquet noir. Il plongea alors sa main avec introspection dans les petites perles noires et roses et se glaçant soudain, comme pris d'un effroi paralysant, ouvrant des yeux immenses,il s'écria "Oh putain ! Juste celui qui manquait à ma collection !". Dans un grand mouvement, il sortit sa main fermée du paquet de café, en renversant la moitié sur le sol. Il tremblait de jubilation. Dans un rictus de fascination un peu penché, il ouvrit sa paume, les yeux éberlués, et découvrit une petite figurine de Pikachu en plastique peint. La tension retomba vite - il fallait qu'il se prépare pour le travail - et il rangea sa petite nouvelle parmi les autres, bien en évidence, tout fier tout de même.

Ah, la France avait bien changé depuis le début du 21ème siècle. Une révolution facebook avait renversé le pouvoir pacifiquement en 2057. Jean Boyer n'avait pas manqué de cliquer sur "j'aime" avec ses deux comptes facebook, dont l'un était réserve aux bonnes œuvres. Les libertés individuelles avaient alors enfin pris toute leur place, c'est-à-dire toute la place, ce qui ravissait Jean. Le taux de suicide, comble naturel de l'individualisme global, atteignait des records chez les jeunes enfants, ce qui était plutôt signe de bonne santé de la société, de l'avis général. Les parents le disaient très bien : "Aussi triste que cela soit, mon fils s'est suicidé pour bien montrer qu'il était libre. C'est une tragédie, nous l'admettons volontiers, mais, sans espérer qu'il serve d'exemple, nous voulons souligner sa bonne volonté. Il n'aimait pas la vie, nous le signala dès son premier débriefing existentiel, à sept ans, et nous ne pûmes que l'accepter humblement avec tout l'amour que nous lui portions". Et pour conclure, d'ajouter "comme on dit, respect intégral." Les enterrements ne coûtaient pas trop cher vu la taille des cercueils, et l'on pouvait même caser deux suicidés dans le même emplacement à mort, avec des tarifs de groupe adaptés aux familles, voire aux amis suicidés ensemble, mais aussi des réductions préférentielles de fidélisation et autres procédés de juste concurrence.

Pour compenser, naturellement, on copulait pas mal, et, pour employer la très précise codification du Livre des Lois, comme des lapins hygiéniques.("Vous copulerez comme des lapins hygiéniques, qui forniquent dans l'allégresse et la sainte propreté, et alors il pleuvra sur la France des trombes de nouveaux-nés, pour que la Déesse Société vive et perdure éternellement. Et vous toucherez le pactole après votre sixième enfant"). Il fallait en effet pour toucher les allocations intégrales, élégamment suggérées par l'expression "le pactole" dans le Livre des Lois, au moins six enfants. Les grandes familles avaient pour fonction de huiler les turbines du marché du travail, et de galvaniser l'innervation de la société, de lui injecter du sang neuf et frais, de nouvelles idées (qui donnaient toujours lieu à de nouveaux concepts publicitaires et à de nouveaux produits). On avait néanmoins remarqué que les nouvelles idées manquaient un peu, et que tout semblait, à chaque nouvelle tournée de bambin, tourner vers le jeu, le sexe (l'âge de la majorité sexuelle avait été abaissé à 9 ans en 2048), le spectacle, en un seul mot cardinal : "le fun".  On se disait que "vox populi, vox dei", et que la chose ne manquait pas de piquant. Et puis finalement, la création de produit se passait très bien de nouvelles idées. Le concept régnait en maître mot, littéralement partout. Un tee-shirt marqué d'un "Viva Baudelaire", pouvait devenir très "fashion" un jour, et le lendemain un tee-shirt "Hello Kitty" vintage le supplantait. La démocratie radicalement démocratique et de marché marchait donc sur ses deux pattes : une belle valse de suicides-très-libres et de natalité-dingue, comme en renflouement permanent des comptes déficitaires de la démographie française. Jamais le bateau-France ne prendrait l'eau avec la politique nataliste de fer du gouvernement, se disait Jean Boyer. Et il avait sans doute raison.


Un mouvement de grève, encouragé par le gouvernement, se continuait tranquillement, sans heurt depuis le 22 mai 2060. Le slogan ces derniers temps était "A bas jour !, à bas jour !", ce qui selon ses propres dires ravissait le président. Bien qu'elle n'était plus très sûre des revendications - depuis le temps ! - la population était généralement assez favorable au mouvement, malgré les dizaines de morts qu'il provoquait. Le Ministre de l'antidémocratisme, cette opposition gentiment sous contrôle central, appuyait certaines des rares revendications encore audibles. Notamment celle du FUN, le Front Unilatéralement Nationaliste, qui désirait le retour du Roi de France, ce qui avait au moins le mérite, de l'avis général, de bien faire rire les citoyens. On savait en effet, et le FUN le premier, qu'une telle chose n'arriverait pas. Aussi, à cette douce pensée de l'éternité de la société démocratico-démocratique Jean Boyer, s'apprêtant à passer pour une journée encore,
plus de temps dans les embouteillages qu'au travail, prit sa petite valise rose, mit son petit chapeau melon jaune, et s'apprêta à pénétrer dans sa petite voiture verte. Il claqua une dernière bulle de café, mit ses chaussures et sifflota, encore sous les charmes de Pikachu, le générique de pokémon en se dirigeant vers la porte de sortie, magnifiquement ornée d'une reproduction pop art de "L'origine du monde" de Courbet.

lundi 27 juin 2011

Communautarisme



La barrette est bien enfoncée sur la kippa, permettant ainsi la stabilité à cette dernière sur la sphère capillaire de cet homme que j'observe, dans ce restaurant kasher Beth Din, où les schnitzels, lafas et shawarmahs emplissent les bouches préalablement lavées de leurs « betleavon » et de leurs « toda »
Les grandes tapes dans le dos, les sourires, les regards entendus, la proximité des corps des clients m'assurent qu'ils se connaissent tous sans exception. Ils forment comme un barrage à mon encontre via leurs dos qui visiblement se sont donnés le mot pour me faire face. Je mange vite et pars, je ne suis pas spécialement le bienvenu.
Alors je repense à ces Sénégalais, d'anciens voisins, qui à chaque fois que je les voyais parler devant mon immeuble, faisaient de même, ne me jetant pas même un regard. Je les imaginais le soir tartiner leur "mburu" de dakatine à l'étage au dessus, pendant que toutes les Betty Crocker du monde badigeonnait le pain de mie de leurs enfants de Nutella ou de peanut butter-and-jelly. Les premiers voulaient que leurs gosses survivent et sortent de ce taudis, les secondes que les leurs aient des statuts et des études, mais je ne m'y méprenais pas ; les deux groupes étaient à peu près aussi cons puisqu'aucun ne voulait de moi.

Effectivement, j'ai longtemps été exclu de tout groupe. Seul, solo, solitaire, peu importe la dénomination, vous avez bien compris ce que j'étais. Mais ce n'était pas grave puisque je ne voulais de toutes façons appartenir à aucun groupe, je voulais être un outsider. J'entrepris donc bien vite, après m'être débarassé de mes parents, de m'enfermer dans ma chambre et de passer mes journées à glandouiller, n'ouvrant ma porte que pour payer le livreur de pizzas et sortir les poubelles, grosso modo. Hélas, j'appris bien vite l'existence d'une communauté de personnes s'appelant les hikikomoris ; dégoûté, je brûlai de rage toutes mes affaires, maudissant les geeks et les Japonais qui m'avaient volé mon mode de vie pour en faire un groupe nominal. Être un outsider était devenu une étiquette plutôt chic, je décidai donc d'être actif.

Je partis à la campagne faire un élevage de brebis (les soixante-huitards étant tous morts ou presque – pour certains on ne savait pas bien, un peu comme pour Ariel Sharon – je ne craignais plus d'être associé à eux). Malheureusement, un jour que je regardai la télé, je tombai sur une émission s'intitulant « L'amour est dans le pré », et je me rendis compte que les agriculteurs et éleveurs étaient perçus par la France comme une communauté bien distincte, plus précisément de losers hermétiques et en mal de cul prêts à s'enticher de grognasses des quatre coins de l'hexagone, pourvu qu'ils parlent à autre chose que des vaches et des gerbes de blé. Ah, malheur !

Tant qu'à faire, puisque tout était communautarisme et étiquettes, je me dis « pourquoi pas choisir une communauté pas trop mal ? » Je me serais bien converti à l'islam, mais la sauce samouraï des kebabs me rappelait vivement mon passé en tant que membre d'un groupe à consonance japonaise (c.f. au-dessus). Les catholiques ? Bien mieux, ce groupe était en voie d'extinction et les rares survivants en France passaient pour des grands bourgeois à foulard Hermès et accent seizième, ce qui me garantissait un mépris global de la population qui me permettrait de poursuivre ma solitude sous couvert de ma team de communiants et communiés discrets. Malencontreusement, la béatification de Jean-Paul II créa un tel phénomène de masse que je crains d'être mis une fois de plus en exergue lorsqu'il fut question de figurines Action Man : Jean-Paulozor Two à la Chambre de Commerce.

Assailli par la fatigue et la lassitude, je considérai une toute dernière option : me faire racaille parisienne. Mais ce qu'on ne vous dit pas, au JT, c'est que ça coûte cher d'être une racaille. Entre les Air Max requins, les multiples survêt', le Blackberry dernière génération, les après-midis aux Champs ou aux Halles, la consommation de drogues et les soirées en boîte à soixante racailles avec du mousseux Canard-Duchesne qu'ils font payer 60€ ; le tout pour espérer danser collé-serré deux minutes avec une coiffeuse de 16 ans maquillée comme une voiture volée et pour laquelle une preuve d'amour romantique est une sacoche-banane Dolce & Gabbana, je fus vite ruiné.

Et puis je découvris ce blog. Une seule communauté, si tu rallies le Bien.

mercredi 15 juin 2011

Une si douce Falot-cratie.




La Grande Mère prépare un gros biberon. Il pleut du lait sur Paris. Tati range sa pipe dans son grand pardessus gris, Gainsbourg écrase sa cigarette dans une petite flaque blanchâtre. Tout empétrés-laiteux, les grands Enfants de la Société roucoulent d'aise, en se chantonnant des mignarderies. Tout est bel et beau dans ce doux paradis pour grands et petits enfants.

Mais derrière le paravent ronronnant de cette si tendre compagnie, se cachent d'étranges lynchages, sans aucun doute très salubres, notamment quand l'on sait les réticences répugnantes de certains pour la communion dans le très doux catéchisme du jour. Ainsi l'on châtie avec force les mauvais coucheurs. Ceux-ci se plaignent de l'empire sans bornes de petites communautés soi-disant toutes puissantes faisant régner une hypothétique terreur sucrée sur le régime. Pire encore, certains d'entre ces trouble-fête prétendent, parlant au nom de l'on ne sait quelle idée saugrenue, remettre en cause une partie des très Justes Dogmes du temps radieux.

Merci à la Grande Mère, les éternelles victimes de la haine de ces Salauds trouvent de solides défenseurs dans la caste des Rentiers du Stigmate. Ces grands manitous des Compensations Sonnantes et Trébuchantes - saint sacrément des eaux tièdes de l'Histoire - se font ainsi des petites fortunes pour la Bonne Cause, dans l'indifférence presque générale des foules, trop occupées à leurs petites affaires roses et grises. C'est qu'un lynchage, y compris au nom des plus beaux mielleux principes, c'est un peu rouge, et que la vue du sang fait horreur aux petits enfants. Mieux vaut leur épargner ça, pensons à leur sommeil et à celui de leur mère.

Au moindre dérapage incontrôlé, les assoiffés de justice se ruent en masse, comme des piranhas indignés. Aussitôt, les Rentiers rappliquent, suivis de bataillons d'avocats pensant fort droit, bien que pour la plupart émasculés. Ainsi les mâle-pensants, tenus couilles par-dessus tête par ces eunuques en robe assoifés de procédure castratrice, expurgent ce qui leur reste d'orgueil. Les offensés hilares, comme un seul homme se congratulent, et tout le monde rigole plutôt bien, si ce n'est le très coupable supplicié, expiant à coup de chèques ses crimes de lèse-Vérité officielle. Autant dire qu'on lui pardonne mal d'avoir troublé le sommeil des petits, de les avoir empêchés de penser tranquillement en rond. Au derniers rangs du procès, la Vérité, exsangue, claque des dents. 

Pendant ce temps, les grands patrons de l'idéologie officielle, tout emmitouflés dans leur bon droit blanc comme neige, se posent de louches questions. Les bien-pensants sont bien pensifs. Quelque chose cloche. Tout cela manque un peu de conviction et d'enthousiasme. On ronfle un peu au fond de la salle. Et puis on chahute, un peu fort parfois, comme si l'ennui cotonneux excitait le goût du sang de certains. "Ce n'est pas sérieux les enfants", disent ces Grandes Consciences, sans trop y croire. La tyrannie de ces enfants-rois, gorgés des seins de la Grande Mère, est sans limite, leur impunité chose quasi-sainte pour le très doux régime. Les crimes de droits communs bénéficient de toutes les indulgences, et les petits diables s'en donnent à coeur joie. C'est que la Grande Mère pardonne beaucoup à ses petits, qu'avec amour elle les prend dans ses bras, les console, les cajole, qu'elle sait faire preuve d'une grande compréhension pour leurs égarements. Blanche mante religieuse, il lui arrive tout de même d'en manger un ou deux, quand cela est dans l'intérêt général, naturellement.

Pour finir, une petite recette de bonne maman. Prenez 50 centilitres de lait, ajoutez 10 centilitres de sang et mélangez avec amour. C'est doux, c'est rose, ça se boit sans fin. On tremblote de délice apaisé, et tous les soucis disparaissent. Alors on s'allonge sur le canapé et l'on s'en remet à la Grande Mère, dans un grand soulagement couleur grenadine. On se dit alors que cette falot-cratie est bien le meilleur régime qui soit, n'en déplaise à ses obscurs détracteurs.

dimanche 12 juin 2011

Portrait de Marc-Edouard Nabe en poupées russes.



Parmi les vivants, Marc-Edouard Nabe est certainement le plus grand auteur de books-émissaires de l'édition française. On dit de chacun de ses livres qu'ils empoisonnent les puits sans fonds de la vanité littéraire, qu'ils mangent les petits enfants du tout Paris, qu'ils annoncent de méchants apocalypses, voire qu'ils refusent de jouer avec les autres ! Il a toujours brouillé les cartes, n'a jamais joué le jeu, ou pire, l'a joué selon ses propres règles. Ni gauche ni droite, artiste ! 


Mais qui est vraiment l'homme MEN, qu'a-t-il été jusque là dans notre drôle de siècle foutu ? Un mouton noir ? Le goy errant ? Un porte-casserole médiatique ? La réincarnation de Harpo dans le corps d'un bavard ? L'albatros de Baudelaire croisé avec un caméléon ? Le fils caché de Don Quichotte et de Billie Holliday ? Le punching ball préféré des retournes-veste ? Le batard bordeau d'un indien noir et d'une négresse rouge ? Un bébé fasciste dès le berceau ? Un christ plein de plaies sous un costume trois pièces ? Un jazzman qui souffle dans un bic troué et pianote sur une toile fraîche ? Le dernier déguisement de Spaggiari ? Diogène sans son tonneau ? La statue de la liberté en exil loin de son tombeau américain ? Un miroir brisé qui cherche partout ses morceaux ? Un salaud torturant la langue française dans sa grande cave poétique ? Le Grand Chef des racailles antiblanches ? Le revers de l'occident ? Un gargantua bouffeur de bourgeois ? Un camé clean depuis toujours ? Un Super-Erotomane ? Un vampire qui a peur du sang ? L'ombre d'Alain Zaninni ? L'homme chargé des relations publiques chez la Terreur ? Un temple gardé par un Christ-videur qui n'y laisse entrer aucun marchand ? Un ver de terre amateur ? Un derviche qui a le tournis ? Un projectionniste fiévreux dans une salle de cinema en feu ? Un demandeur d'asile sur terre pour cause de révolution avortée au paradis ? Un serial killer tres doux ? Un collectionneur d'hérésie ? Le dernier des Idiots ? Un martyr écartelé d'un coté par un rouge et de l'autre par un brun ? Un mystique nu en train de sautiller sous les coups de fouet de Max Roach ? Un vengeur démasqué ? Un saint-imaginaire ? Un Fanfaron hyper-sérieux ? Le banquier du diable ? L'avocat des causes perdues d'avance ? Un trader douteux entiché d'étranges valeurs ? Un steak de christ enfermé dans un porte monnaie ? Un palestinien ? Le pire cauchemar de Beigbeder ? Le singe de Leon Bloy ? Un bluffeur qui ne ment jamais ? Un risque-tout qui perd à chaque fois ? La bête immonde ? Un maudit de vocation ? Un artisan flambeur ? Un allumeur ? Le grand méchant loup qui crie au mouton ? Un pendu qui balance pas mal au bout d'une corde très blanche ? Un dandy profond ? Un mondain ingrat ? Un livre ouvert ? Un trouble-fête sur son 31 ? Un agitateur ? Un agent de subversion ? Un damné de l'orientalisme ? Un indien qui scalpe gratis ? Un oisillon couvé par le Professeur Choron et Louis-Ferdinand Céline ? Le protégé de Ben Laden ? Un phoenix trempé dans l'encre ? L'homme nouveau ? Un corbeau à lunette mal luné ? Un autre ? Un anthropologue rendu fou par son objet ? Une petite frappe ?


Mais arrêtons-nous ici. Vous trouvez peut-être que cela fait déjà beaucoup pour un seul homme. Eh bien, manifestement, pas pour MEN.